En l’an 30, à Rome, personne ne peut imaginer qu’un sombre règlement de compte entre religieux, dans la lointaine province de Judée, va changer le sort du monde. Les témoignages s'accumulent pourtant très rapidement. Ils vont perpétuer les faits et gestes de Jésus, en particulier la Passion, qui reste le moment de sa vie le plus connu.
L'exégèse des textes ainsi que les recherches historiques et archéologiques dévoilent désormais les différences entre les récits évangéliques, ainsi que le rôle joué par les différents acteurs de la passion de Jésus Christ.
Jean-Yves Riou
Revue Codex, 2000 ans d'aventure chrétienne, printemps 2017, #3.
Revue Codex, 2000 ans d'aventure chrétienne, printemps 2017, #3.
1 ★ Un fait divers aux confins de l’Empire ★
Comme l’écrit l’historien américain John P. Meier, Jésus est un juif marginal dans une province marginale de l’Empire. Son arrestation, son procès et sa mort sur la croix (que nous appelons la Passion) restent, à l’échelle de l’Antiquité, un fait divers. Le plus étonnant, donc, est que nous possédions autant d’informations sur cette affaire. Selon Charles Perrot, le récit de la Passion est l’un « des rares documents de l’Antiquité rapportant un récit historique détaillé et chronologiquement disposé sur quelques heures. »
Nous connaissons le lieu, les protagonistes et le mobile (les récits évangéliques répondent à l’acte d’accusation). Des sources extérieures confirment les sources chrétiennes. Ainsi Flavius Josèphe écrit dans son livre Les Antiquités juives : « En ces temps-là paraît Jésus, un homme sage […] Et quand Pilate, sur la dénonciation des premiers parmi nous le condamna à la croix […] ». L’historien romain Tacite écrit dans les Annales : « Ce nom (chrétiens) leur vient de Christ, que sous le principat de Tibère, le procurateur Ponce Pilate avait livré au supplice. »
On pourrait objecter que Josèphe et Tacite ne font rien d’autre que reproduire ce que les chrétiens disaient du fondateur de leur religion, mais, à leur époque, certaines de ces données sont encore vérifiables. Josèphe écrit soixante ans après les faits et Tacite moins de cent. La polémique antichrétienne n’est pas en reste.
Celse, philosophe du IIe siècle, écrit : « On sait comment il (Jésus) a fini, la défection des siens, la condamnation, les sévices, les outrages et les douleurs de son supplice. Ce sont là des faits avérés qu’on ne saurait déguiser […] » On peut lire encore dans le Talmud de Babylone : « La veille de la Pâque on pendit Jésus le Nazaréen. »
2 ★ La victime : un prophète charismatique itinérant ★
La victime de ce fait divers se nomme Jésus. Son nom est un diminutif et une forme abrégée de Yehôsâa‘ (Josué), le héros biblique, successeur de Moïse, qui fit entrer le peuple d’Israël dans la Terre promise. Ce nom est d’usage tellement courant en Palestine que, pour identifier le Jésus dont on parle, il est nécessaire de préciser son origine géographique, Nazareth, un village rural de Basse-Galilée.
Politiquement et économiquement stable pendant toute la vie de Jésus la région est administrée par le tétrarque Antipas, fils d’Hérode le Grand, et vassal de Rome. La vie religieuse d’un juif galiléen est structurée par de grands repères : la circoncision, les grands pèlerinages, dont celui à Jérusalem.
Il s’agit d’une religiosité populaire et rurale assez éloignée des débats « techniques » qui agitent sadducéens, pharisiens ou esséniens en Judée. Mais la foi galiléenne est très vivante. Elle est même le cœur d’une forte identité qui se sent concurrencée par la proximité de villes culturellement hellénisées, comme Sepphoris ou Tibériade, la nouvelle capitale.
Jésus quitte son métier d’artisan du bois pour suivre le mouvement baptiste de Jean (ce fait est débattu) et commence sa vie publique vers environ 28 de notre ère. En l’an 15 de Tibère selon le synchronisme de Luc. Jésus de Nazareth a laissé un souvenir fort à ses contemporains. On note une convergence forte des sources extérieures et des évangiles sur l’image qui restait du Jésus historique : c’était un maître, un rabbi, un sage ou un sophiste, comme disent les Grecs ; c’était aussi un thaumaturge.
Des choix originaux, comme l’abandon de son statut d’artisan ou le célibat, ont pu heurter les juifs pieux. Il est certain aussi qu’un Juif de Galilée, parlant avec autorité de la Loi et du Temple, ne pouvait qu’entrer en conflit violent avec les représentants de l’ordre établi.
3 ★ Les protagonistes du drame sont réunis à Jérusalem ★
Ce sont la Pâque juive et les sacrifices du Temple qui rassemblent à Jérusalem tous les protagonistes du drame. Les pèlerins de Palestine mais, aussi, de la diaspora rejoignent la ville sainte. Pour la Pâque, la population de Jérusalem explose. Même si les chiffres continuent d’être discutés, on estime que la population, habituellement autour de quarante mille habitants, double voire triple.
Les risques d’agitation et d’émeutes sont réels. Flavius Josèphe, dans les Antiquités juives, rapporte au moins deux incidents graves ayant marqué les fêtes de la Pâque, provoquant la mort de milliers de personnes. C’est la raison pour laquelle Ponce Pilate, le gouverneur romain de la Judée, qui réside habituellement sur la côte, à Césarée, la capitale administrative, a fait le déplacement.
La Judée, mais aussi la Samarie et l’Idumée sont, en effet, administrées directement par Rome depuis l’an 6 de notre ère. Pilate est venu renforcer la petite garnison romaine de la ville, une cohorte (six cents hommes) commandée par un tribun.
Centre du culte juif, le Temple est donc au cœur de toutes les attentions. Reconstruit par Hérode, il est devenu un sanctuaire gigantesque, encore inachevé à l’époque de Jésus. Il est dirigé par les sadducéens, critiqués par le peuple, mais interlocuteurs politiques et religieux des Romains.
Depuis la Galilée, Jésus est venu aussi accompagné de ses disciples. Ils vont mettre trois ou quatre jours pour atteindre la ville sainte. Jésus connaît les dangers de ce pèlerinage. Sa prédication est en effet un défi au Temple.
4 ★ En Judée occupée au temps de la Pâque juive ★
C’est pendant « le contexte explosif de la Pâque » que se déroulent l’arrestation et le procès de Jésus. Explosif parce que l’effervescence religieuse est à son comble. Les Juifs sont venus à Jérusalem pour respecter l’une des trois grandes fêtes de pèlerinage prescrites par la Bible hébraïque et célébrer les sacrifices rituels.
Mais le contexte politique n’est pas neutre : au temps de Jésus, les Juifs fêtent l’Exode et leur libération d’Égypte mais en Judée ils vivent toujours sous domination étrangère, puisqu’ils subissent le joug romain. La Pâque juive (Pessah) commence au soir du 14 du mois de nissan. C’est le premier mois de l’année liturgique, à partir duquel se comptent les fêtes. Pour nous, nissan tombe entre le mois de mars et d’avril.
Jésus est donc mort un mois d’avril mais peut-on préciser l’année ? Les quatre évangiles fixent la mort de Jésus un vendredi, veille du sabbat (*). Mais ils divergent ensuite en ce que leurs récits comparés traduisent un décalage d’un jour. Pour les synoptiques (Marc, Matthieu et Luc) – les spécialistes considèrent que Matthieu et Luc dépendent de Marc – Jésus est mort un vendredi jour de la Pâque. Il a été crucifié à la troisième heure romaine (9 h) et serait mort vers midi (Marc 15, 25).
Il a donc participé la veille (le 14 nissan) au repas pascal. Selon la chronologie de Jean, ce vendredi n’est pas le 15 mais le 14 nissan. Jésus a été crucifié à la sixième heure (à midi). Jésus serait donc mort le 7 avril de l’an 30, si on retient la chronologie johannique et le 27 avril de la Pâque 31, si on retient la chronologie marcienne.
5 ★ Jésus de Nazareth, « roi des juifs » ★
Les quatre évangiles rapportent la présence d’un titulus (un écriteau) expliquant l’identité du condamné et le motif de sa condamnation. L’usage d’un titulus est courant dans l’Antiquité tant pour les condamnés que pour les cérémonies de triomphe des légions. Le titulus des évangiles nous apprend que Jésus de Nazareth a été condamné comme « roi des Juifs », pour l’occupant romain il s’agit d’une accusation de haute trahison.
En donnant avec quelques variantes le texte de l’écriteau de la croix, les auteurs des évangiles ont eu le souci de fournir une preuve documentaire. Ce point est historiquement solide. L’écriteau a été vu par les contemporains et on pouvait toujours en consulter la minute dans les archives. Les évangiles ne pouvaient donc pas réinterpréter le jugement des autorités qui ont condamné Jésus et « roi des Juifs » n’est pas un titre que les chrétiens lui auraient donné.
Les évangiles mais aussi les sources juives et romaines authentifient le rôle joué par Pilate. Jésus a bien été condamné à l’issue d’un procès romain. Mais l’action judiciaire fut déclenchée par une dénonciation des notables juifs. Toutes les sources orientales relèvent ce dernier point : Flavius Josèphe, le lettré syrien Mara Ben Sarapion, au IIIe siècle, ou le Talmud de Babylone. Bien des zones d’ombre subsistent.
Ce n’est pas l’accusation de blasphème qui a été retenue, dans le cas d’un flagrant délit elle aurait débouché sur une lapidation. Il est vraisemblable que l’attitude générale de Jésus vis-à-vis du Temple, qu’il faut relier à deux épisodes historiquement certains (l’entrée triomphale à Jérusalem et l’action contre les marchands dans la cour des Gentils) a été déterminante pour les grands prêtres. Et cela, même si l’ampleur de ces événements doit être relativisée par la présence de l'occupant romain.
6 ★ Un procès bâclé ★
Dans le Talmud (*) de Babylone, la tradition juive tente de répondre à l’accusation chrétienne de procès bâclé. La peur des réactions de la foule et le contexte proche de la fête offrent de bonnes raisons de se hâter. Selon les évangiles, vers minuit, Jésus est arrêté par la police du Temple dans un jardin situé dans la vallée du Cédron au pied du mont des Oliviers. Il semble que cette troupe ait eu besoin d’aide pour le localiser et l’arrêter discrètement, à une période où la ville sainte est envahie par des pèlerins du monde entier.
Arrêté à minuit, Jésus meurt sur la croix le lendemain à midi (ou à 15 h). Que s’est-il passé entre-temps ? Tôt le matin, selon la pratique judiciaire des magistrats romains, Jésus a comparu devant Pilate. Si on voulait se débarrasser de lui, ce procès était nécessaire car seul l’occupant, sauf cas d’infractions religieuses particulières (adultère, blasphème) en flagrant délit, a le pouvoir d’exécuter une peine capitale. Et cela depuis l’arrivée de Coponius, premier préfet de la province de Judée.
Le procès romain a-t-il été précédé par un procès religieux devant le sanhédrin comme le laissent entendre Marc et Matthieu ? La réalité d’un tel procès est contestée par la majorité des historiens. Il contredirait les règles de la Mishna (*) sur le fonctionnement du sanhédrin (les réunions ne peuvent se tenir un jour de festivité [ou de préparation], elles ne peuvent se dérouler de nuit, elles doivent avoir lieu sur le parvis du Temple).
Mais d’autres se demandent si ces règles d’origine pharisienne, compilées au IIe siècle, s’appliquaient dans les années 30 à un sanhédrin dominé par les sadducéens. L’exégète américain Raymond Brown penche pour une réunion informelle pour décider de la conduite à tenir devant les Romains.
7 ★ La crucifixion une mort infamante ★
L’aventure commencée en Galilée s’achève à Jérusalem par un échec et une mort infamante. Les auteurs de l’Antiquité sont unanimes sur ce point, la crucifixion est « la mort la plus méprisable de toutes » (Flavius Josèphe), « le supplice le plus cruel et le plus terrible » (Cicéron) et, pour les Juifs, une malédiction (Dt 21,23).
À l’époque de Jésus, la crucifixion est un supplice romain destiné à châtier les esclaves et les ennemis de l’État. Elle peut prendre des formes variées selon l’imagination et le sadisme des bourreaux. L’objectif est de faire un exemple et d’inspirer la terreur. Il est aussi de faire durer les souffrances du condamné.
À l’issue du procès, une flagellation publique fait partie du dispositif pénal. Le condamné porte ensuite la traverse de la croix (patibulum) jusqu’au lieu de l’exécution situé, selon l’usage romain mais aussi juif, à l’extérieur de la ville. Pour Jésus dans un lieu visible depuis la ville, appelé Golgotha.
La mort par crucifixion est une torture lente. Le condamné meurt par asphyxie ce qui peut prendre des jours. Selon les évangiles la mort de Jésus est rapide. Il évite ainsi le crurifragium, l’usage de briser les jambes des condamnés afin d’accélérer l’asphyxie. Après leur mort, selon la pratique romaine, les suppliciés demeurent sur le gibet, abandonnés aux oiseaux de proie et aux chiens sauvages. Les Romains jettent ensuite les cadavres dans une fosse commune.
Il n’en a pas été ainsi pour Jésus. Ce qui peut s’expliquer par le contexte de la Pâque (les corps sur la croix sont une impureté qui contamine la ville) et de la Loi juive prescrivant d’enterrer le cadavre des suppliciés avec le coucher du soleil. Philon et Flavius Josèphe citent plusieurs cas semblables.
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